En 2019, notre équipe du Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) de l’Essonne s’interroge : comment redonner un élan aux projets pédagogiques ? Une seule architecte conseillère travaille alors sur les questions pédagogiques liées aux jeunes et aux enfants. Nous répondons aux sollicitations des écoles : présentation des métiers (architecte, urbaniste, programmiste, paysagiste), balade découverte autour du collège, etc. Les interventions sont chronophages et leur impact est faible. Notre équipe s’épuise à répondre aux demandes. Comment être plus efficace et avoir un impact sur le territoire ? Comment aller plus loin que la simple sensibilisation à l’architecture, l’urbanisme et l’environnement ?
Les caue sont des associations d’intérêt public au service du territoire. Leur mission est de conseiller, sensibiliser, informer, développer le goût pour la participation, diffuser des pratiques et savoir-faire au service de l’intérêt collectif. La sensibilisation du jeune public est une mission des caue. Ce public est l’un des plus difficiles à intégrer aux projets d’aménagements, qui sont complexes et s’élaborent sur plusieurs années, voire dizaines d’années, un temps long qui n’est pas celui des enfants. Il faut adapter les méthodes de concertation, mais nous avons l’intuition que leur participation est essentielle pour réfléchir aux futurs des territoires.
Le caue de l’Essonne s’est donc engagé à mener des projets avec le jeune public en lien direct avec le territoire ¹. Nous avons ensuite engagé une réflexion collective avec l’Union régionale des caue d’Île-de-France sur la spécificité de nos actions pédagogiques. Les huit caue de notre région mènent de nombreuses actions pédagogiques. Chacune d’entre elles a des méthodes et des interventions plurielles, à l’image de son territoire. Ensemble, nous avons ressenti la nécessité de donner une visibilité et une lisibilité communes à nos actions. Par-delà nos différences, nous avions besoin d’un socle commun.
Nous avons fait appel à Roberta Ghelli, architecte, médiatrice, docteure en sociologie et autrice de la thèse “Éduquer les enfants à l’architecture : médiations à l’école” ². Après un travail d’enquête, avec des entretiens individuels et collectifs, la chercheuse a produit un document de synthèse mettant en valeur nos divergences (territoires, publics touchés) et un socle commun. Elle insiste sur la formation des citoyens : “Ce qui nous unit et nous distingue dans le monde de la médiation architecturale, c’est notre philosophie : former des citoyens plus compétents à faire valoir leur contribution à l’action publique, les doter d’une conscience architecturale, urbaine et environnementale, les doter d’un esprit civique et social, les rendre capables d’analyser leurs besoins et de se confronter avec les professionnels de la ville. Les rendre capables de s’engager dans l’amélioration de leur cadre de vie.” ³
La chercheuse élabore une méthode pour classer nos actions à travers une “échelle de regards” caractérisée par deux grandes catégories : regard critique et regard engagé, chacune étant divisée en trois sous catégories. Le regard critique permet de questionner, explorer et comprendre alors que le regard engagé permet de se faire une place, de se projeter et d’agir sur l’espace. Nous avons mis à l’épreuve cette méthodologie dans notre travail. En peu de temps, nous avons dépassé nos intuitions pour suivre un protocole précis, orienter nos regards selon les demandes et ancrer nos actions pédagogiques.
La spécificité des actions pédagogiques des caue est cette notion d’engagement. Nous ne formons pas de futurs architectes, urbanistes, paysagistes ou designers, mais visons à transmettre l’envie d’améliorer notre cadre de vie. Les trois exemples suivants illustrent la pertinence de ce travail de recherche et cette échelle des regards : “Collège en chantier” à Grigny, les cours Oasis et un projet d’urbanisme transitoire à Paray-Vieille-Poste.
Les élèves transforment leur établissement, le collège Jean Vilar à Grigny, 2019-2022.
Agir sur l’espace – Réaliser une transformation temporaire ou pérenne de l’espace. Contribuer à la fabrication de la ville, avoir une incidence, un rôle ⁴.
“Collège en chantier” comporte une série d’ateliers d’architecture et de paysage qui invitent les élèves à enquêter, imaginer, fabriquer afin de transformer leur collège depuis l’intérieur de manière modeste mais concrète. Les objectifs sont : inviter des élèves à s’investir en passant par le faire, la création ; sensibiliser des jeunes à des métiers (architecte, menuisier, paysagiste, jardinier, etc.) ; leur permettre d’expérimenter la citoyenneté grâce à des projets dont la finalité s’adresse à tous ; transmettre l’envie d’agir sur son environnement ; et faire des choix et les assumer collectivement.
Pour que les élèves deviennent acteurs de l’amélioration de leur cadre de vie, nous avons élaboré une méthode et réuni les institutions concernées : conseil départemental, Éducation nationale, maîtres d’œuvre ⁵, etc. Une fois les principes posés, l’action était lancée : réunions de préparation, dossiers de subventions, ateliers avec les élèves, chantiers, etc.
À chaque année son lot de surprises : nous avons dû adapter nos méthodes… Aujourd’hui, la salle de restauration pédagogique dispose d’un comptoir en bois fait sur mesure, l’atrium accueille des lecteurs et des expositions. La cour est enrichie de plantations et d’assises en bois. Les élèves ont rencontré des
architectes, des menuisières et des paysagistes.
Pour atteindre cette dernière échelle, agir sur l’espace, il faut de l’engagement, du temps et de la confiance. La temporalité de l’action est primordiale, les ateliers de réflexion et les chantiers doivent être suffisemment rapprochés pour se dérouler à l’échelle d’une année scolaire.
Les chantiers se sont déroulés pendant les périodes d’“école ouverte” ( semaine d’activités au collège sur volontariat des élèves pendant les vacances scolaires ). Profitant du calme des vacances dans un lieu familier aux élèves, l’école ouverte est un moment extra-ordinaire, extra-scolaire. Ce temps de chantiers bouscule les postures des élèves et des adultes. On apprend à poser un parquet, visser, poncer, planter un arbre. Élèves et adultes accompagnants travaillent ensemble, guidés par des professionnels du bâtiment ou du paysage. Ainsi les élèves contribuent-ils à l’amélioration du collège au même titre que leurs enseignants et directeurs.
À la fin des chantiers, les vernissages sont des temps conviviaux pour apprécier le travail accompli. Les élèves expriment alors leur ressenti : “Madame, on doit l’avouer on ne pensait pas y arriver” ; “C’est encore plus beau de haut” ; “Vous savez, l’année dernière ce sont les quatrièmes qui ont fait le comptoir du restaurant pédagogique”. “Collège en chantier”, action à l’engagement collectif fort, est soutenue par la Fondation de France.
Les enfants, premiers usagers, réfléchissent à leur future cour.
EXPLORER – S’intéresser aux formes architecturales, urbaines, paysagères. Apprendre à lire l’espace avec le regard ( forme, échelle, dimensions, etc.) Apprendre le vocabulaire pour décrire l’espace. Libérer la parole sur l’espace : se confronter, critiquer, débattre.
COMPRENDRE – Comprendre les significations de l’espace ( localisation, fonctions, usages, enjeux ). Situer l’espace dans un contexte historique, géographique, social, culturel. Comprendre la pluridisciplinarité du territoire. Comparer le territoire proche avec un territoire éloigné : passer du local au global.
Les cours Oasis ont pour ambition de désimperméabiliser, végétaliser les cours d’école et travailler sur l’inclusivité et la pédagogie en faisant la part belle à la concertation. Dans ce cadre, plusieurs démarches sont menées auprès des enfants : les informer sur les enjeux climatiques et leur donner la parole pour comprendre leurs besoins et leurs envies.
Les cours Oasis ont été conçues et développées par la mairie de Paris et le caue de Paris ⁶. Aujourd’hui, les collectivités essonniennes s’en emparent et nous les accompagnons dans cette démarche, notamment par la réalisation d’ateliers avec les usagers. Ainsi les élèves s’expriment-ils sur leurs besoins quotidiens dans la cour : “Ici on lit, on dessine, on court, on danse, on regarde les coccinelles…” Ils explorent les questions paysagères et les enjeux climatiques à travers leur cour. Ils replacent leur école dans un écosystème, elle devient alors un maillon de la chaîne vers une biodiversité plus pérenne. Leurs idées sont transmises aux maîtres d’œuvre et la concertation continue parfois jusqu’au chantier. La réalisation est souvent rapide : une année d’étude puis les travaux durant l’été.
Chacun doit réapprendre à vivre avec le vivant dans des cours d’école qui étaient auparavant inertes. Les plantes s’épanouissent ou non, il faut alors replanter, étaler des copeaux, déplacer la petite rivière qui ne s’avère pas pratique. C’est une cour qui s’adapte aux activités et aux saisons.
La transformation de cours de récréation représente donc pour de nombreuses communes un premier pas vers la transition à opérer. Les enfants sont un levier pour les changements de pratiques. Les villes de Paray-Vieille-Poste, Itteville et Villebon-sur-Yvette se sont lancées dans l’aventure. Nous avons le
sentiment que transformer leur environnement peut influencer leurs attentes : ces écoliers seront peut-être plus exigeants quant aux qualités paysagères de leur cadre de vie. Explorer et comprendre sont les premiers pas vers l’engagement citoyen.
Les jeunes sont parties prenantes et leviers de l’action.
SE FAIRE UNE PLACE – Aborder les questions d’intérêt général : vivre-ensemble, écologie, solidarité, etc. Développer une réflexion sur l’espace et sur le bien commun. Prendre en compte son action sur l’espace. Apprendre le respect de son environnement.
PROJETER – Rêver, imaginer, réfléchir à des évolutions possibles de l’espace. Évaluer, diagnostiquer, proposer une transformation. Expérimenter, prototyper cette transformation.
L’urbanisme transitoire est une pratique dans le cadre de projets urbains. Le principe est de rouvrir les lieux, de les habiter avant d’opérer des transformations pérennes. Ainsi les actions en amont peuvent-elles orienter la future opération. C’est un moment de préfiguration, d’expérimentation au plus près des besoins locaux. Les élus et agents des services travaillent avec les occupants des lieux pour un temps donné.
À Paray-Vieille-Poste, l’ancienne ferme de Contin est questionnée : quel est son devenir ? Dans le cadre d’un partenariat avec l’établissement public territorial Grand-Orly Seine Bièvre, un projet d’urbanisme transitoire est lancé. Des associations s’installent dans la ferme et autour d’elle.
La commune fait appel au caue pour la concertation afin de questionner la future programmation. Nous proposons d’installer une permanence dans une petite maison du quartier : nous y recevons les habitants pour discuter du projet autour d’un café. Nous échangeons sur leurs envies pour le quartier et nous les rassurons. Nous suggérons d’inclure les jeunes dans la démarche. La commune accepte. Nous organisons avec la Mission locale Nord Essonne un stage de webradio pour renforcer la concertation. Les adolescents du service jeunesse de la commune découvrent les lieux, ils interviewent les élus, les associations et réalisent des micro-trottoirs. Cela les rend acteurs de l’action publique. En plus d’être informés, ils prennent part à la concertation en donnant leur avis mais aussi en écoutant celui des autres. Ils découvrent l’engagement de chacun.
Nous avons également proposé de travailler avec des étudiantes du diplôme supérieur arts appliqués alternatives urbaines (au lycée Chérioux à Ivry-sur-Seine). Les étudiantes analysent le site et proposent une signalétique, une scénographie et des outils pour la concertation. En plus de se projeter sur le territoire, leur cursus les amène à avoir un regard alternatif, à imaginer de nouvelles manières de penser la ville et l’espace. Elles appréhendent les questions de la commande et surtout celles de l’intérêt collectif et de l’écoute des usagers. Au cours d’une semaine dans l’atelier de menuiserie communale, elles fabriquent les éléments qui seront introduits dans le quartier. Ces petits changements ont un effet immédiat et provoquent des rencontres qui donnent du sens et de l’énergie au projet. Les jeunes se font une place et se projettent dans le quartier. Cette expérience inédite bouscule les pratiques.
Au-delà de l’urbanisme transitoire, afin de répondre aux demandes de conseils des collectivités, nous collaborons de plus en plus avec les écoles d’enseignement supérieur : diplôme d’arts appliqués, diplôme national des métiers d’art et du design, écoles nationales supérieures d’architecture ou de paysage, etc. Intégrer les jeunes dans les projets bouscule les postures dans les partenariats. Par ailleurs, cela permet aux enseignants de s’appuyer sur un territoire pour définir un cadre d’étude singulier. Les étudiants, futurs architectes, paysagistes ou designers, comprennent la complexité d’une commande et prennent la mesure de la réalité d’un territoire. Ils saisissent l’importance du contexte existant pour développer un projet adapté et unique. Quant aux élus, ils bénéficient d’idées nouvelles, se nourrissent des réflexions des étudiants et sont heureux de faire découvrir leur territoire. Le caue s’enrichit des échanges suscités par ce partenariat qui renforce son action en Essonne.
inciter les jeunes à prendre part à leur environnement
Aujourd’hui, pour chaque projet, nous nous interrogeons sur la participation des jeunes, la temporalité et l’échelle de regards. Où et quand pouvons-nous les intégrer ? La justesse d’une intervention est importante. C’est en essayant que nous apprenons et que nous faisons évoluer les pratiques. Évidemment, nous ne demandons pas un avis quand un projet est fini. Nous n’attendons pas non plus un résultat sûr. Mais à chaque demande des collectivités, nous conseillons d’intégrer tous les usagers et d’être à leur écoute.
Portées par l’ensemble de l’équipe, ces méthodes pédagogiques infusent dans nos actions et donc dans l’ensemble du territoire. Pour approfondir ces démarches, les ingrédients indispensables sont la proximité avec le terrain, le temps et la capacité à ouvrir le dialogue. En faisant, le réseau local se tisse avec les maîtres d’ouvrage, les maîtres d’œuvre, les partenaires, les associations, les missions locales, les écoles, les jeunes et les enfants.
Les manières de penser et de transformer nos cadres de vie évoluent. Notre équipe se pose toujours des questions et nous réajustons sans cesse nos actions. Elle prend le temps de témoigner pour transmettre nos méthodes et donner envie aux collectivités de se lancer dans ces aventures architecturales, paysagères et humaines. C’est pourquoi nous avons retracé quatre de nos actions expérimentales dans l’ouvrage Oser Nouer Déplier ⁷.
A chaque échelle de regards, de questionner à se faire une place, les interventions pédagogiques sont fragiles mais c’est un début encourageant. Nous parions sur les souvenirs créés et sur l’empreinte laissée auprès des jeunes, dans leurs engagements et l’envie de prendre part à leur environnement. •
1. Consultable sur https://www.caue91.asso.fr/
2. Roberta Ghelli et Guy Tapie, université de Bordeaux, 2017 ; éditions Le Bord de l’eau, 2022.
3. Roberta Ghelli, “Extrait du rapport de mission de recherche sur l’identité pédagogique des caue d’Île-de-France”, septembre 2019.
4. Rapport de Roberta Ghelli sur l’identité pédagogique des caue d’Île-de-France, septembre 2019.
5. Le maître d’œuvre est celui qui conçoit et le maître d’ouvrage est le commanditaire.
6. Le projet Oasis est lauréat d’un appel à projets européen, Actions innovatrices urbaines, qui visait la rénovation de dix cours d’écoles et de collèges à l’été 2020. Ce programme contribue à la diffusion de la nouvelle méthode de rénovation Oasis.
7. CAUE 91, 2023, en collaboration avec Tout Terrain et Bureau Brut.
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Cahier n°30 : La banlieue des enfants. La place de l’enfant en banlieue, histoire et réflexions
96 pages, douze articles, illustré (couleurs), ISBN 978-2-491188-02-3
Réalisation et édition Maison de Banlieue et de l’Architecture, avril 2023